« Comment ça l’cœur c’pas à droite ?! »

L’officier regarde la demi-portion en face de lui, qui apparemment, en treize années de vie, n’a toujours pas compris les bases. Certains se relâchent, s’adonnant à rigoler le plus discrètement possible devant ce crétin fini. Certains ne bronche pas, ne trouvant pas drôle cette vieille blague, à moins qu’ils n’aient peur des représailles. Le chef ne savait pas comment réagir, le brun semblait tellement sûr de lui, la pointe de surprise dans ses yeux ne semblait pas démentir de son incompréhension. Serait-il si ignorant ? Le chauve fronça les sourcils, il souffla intérieurement, il avait enfin trouvé le débile du bataillon, chaque années il espérait que l’imbécile de service tombe dans le caniveau avant d’arriver, mais chaque années, il n’en était rien. Et il se coltinait toujours un imbécile fini. Surtout que celui-là semblait vraiment atteint…

« Bah tu vas me faire des pompes sans t’arrêter jusqu’au dîner ! Comme ça, on verra de quel côté sort ton cœur !
- Mai-
- Pas de question soldat !
- Chef oui chef !
- Et tu les feras en plein cagnard, bleu-bite. Je veux te voir suer comme un porc ! »

Le brun ne rajouta rien, sortant des rangs sans broncher. Il se dirigea en plein soleil, alors que nous étions en juin. Il ne se plaignait pas, certains auraient pu le faire, mais lui  non. Ou en tout cas, pas pour le moment. La voix grave du barbu sonna, le brun se retourna, surpris :

«  Soldat !
- Chef !
- Ton nom !
- Leena Joyce !
- Bah alors, un corps et un prénom de femme. Allez montre-moi que t’es bien un homme ! Et fait attention, je t’ai à l’œil alors fait pas le mariole. »

Encore une fois, il se tut. Et, alors que certains suaient déjà en restant tout simplement au soleil, Leena, lui, sua bien plus qu’eux en s’attelant à sa besogne.

~

« Mais tu es vraiment idiot pour chercher Keith ! »

La définition même de suer comme un porc prenait tout son sens lorsqu'on regardait le brun, les cheveux trempés, un peu moins rouge que lorsqu'il essayait en vain de se relever après cet effort plus qu'intense. Il était crevé, fatigué, lessivé et en plus de ça, il se faisait défoncer verbalement. Heureusement qu'elle était jolie, pensait-il.

« Enfin bref, au moins t’as compris de quel côté on fait le signe !
- C’n’importe quoi c’t’histoire ! J’sens mon cœur à droite moi ! Regarde mon cœur s’emballe quand j’te vois !
- Pfff, tu connais même pas mon nom.
- Sûr, c’est Katherina !
- C’est Kirsten.
- C’bon, j’y étais presque…»


Elle souffla, il prit alors la main de la blonde et la plaça sur son torse, du côté droit. La blonde scruta de ses yeux verts le visage sérieux, qu’elle voyait pour la première fois, du brun. Elle ferma les yeux, et après quelques secondes, sentit clairement les battements de cœur, elle rouvrit les yeux, surprise :

« Situs inversus ?!
- Situs invertus ?
- Inversus ! C’est quand tes principaux organes sont inversés.
- Pff, c’vous qu’êtes des situs invertus ouais !
- Pourquoi je t’ai adressé la parole déjà ?
- Passque j’suis beau ? Nan mais j’sais, si ça peut t’faire plaisir, j’te trouve très jolie hein !
- Q- Mais c’est pas la question !
- Ahah, pique pas un fard ! J’rigole Blondinette ! »

~

« Alors, comme ça on est cachottier ? Hein Mister Darwin ? »

Surprise totale. Sa cuillère en était tombée, génial, maintenant, Leena avait en plus d’une blonde sur le dos, plein de soupe sur sa veste. La blonde s’assoit sensuellement à côté de lui. Ah Kirsten, qu’as-tu fait pour mériter ça, toi qui est si fidèle, qu’as-tu fait pour mériter ce parfait connard ? Mais bon sang, qu’as-tu fait. Deux ans de ta vie foutue en l’air pour un connard. Pauvre fille… Elle se colle au brun, qui ne parle toujours pas :

« Moi qui pensait que Joyce était ton nom. Je suis surprise…
- Ta gueule, tu me soûles a toujours fouiner où tu ne devrais pas.
- Quoi ?
- Ferme-là. »

Il se leva et partit, sans qu'elle n'ait pu comprendre quoi que ce soit. Pourquoi avait-il réagi comme ça ? C'est vrai, elle avait peut-être un peu soudoyé certaines personnes pas très nettes, elle était peut-être un peu trop sur son ami, c'est vrai… Mais en deux ans, elle ne le connaissait pas si bien que ça. Elle voulait juste en savoir un peu plus. Sa curiosité venait sans aucun doute de détruire leur relation… Pourtant, à part son nom, elle n'avait pu avoir aucune autre information. Elle n'arrivait définitivement pas à le comprendre. Mais ce qui avait le plus choqué la blonde, sans compter son attitude froide, c'était son accent qui, pendant cette courte entrevue, avait totalement disparu. En y repensant bien, c'était bien la première fois qu'elle l'entendait prononcer calmement et distinctement tous les mots d'une seule et même phrase… Mais qu'est-ce qui lui avait pris d'aller fouiner ? Deux ans à le coller pour finalement tout gâcher avec une question…
~

Tête dans les bras, il se remémore son passé. Merci connasse.
Une enfance seine, ou pas. Comment être sein, comment se sentir en sécurité ? Même en habitant le plus loin possible des remparts, c'est tout simplement impossible pour ce simple gosse de se sentir, ne serait-ce qu'un petit peu, en sécurité. Lui, ses démons, ce sont les titans. Lui, il n'a pas peur de ce qui se cache sous le lit, il n'a pas peur du noir, non, il est terrifié à chaque instants de sa vie. Il attend –ou pas- le tremblement de terre qui lui annoncera sa mort imminente. Il attend, tout en sachant qu'il ne viendra jamais.

De sa chambre, il guette, sachant dès son plus jeune âge qu'il partira très rapidement de cette maison. Il n'est décidément pas fait pour vivre dans une maison luxueuse, où il n'a qu'à ouvrir la bouche pour avoir ce qu'il désire. Il n'est pas comme ça, il est bien plus ambitieux. Le journalisme ne l'intéresse pas, encore moins rester assise sur une chaise à lire des bouquins. Un bon à rien, ses parents ne font pas attention à lui, il a une dizaine d'années, il ne leur parle plus, pourquoi ? Inintéressant.

Un gosse. Un ventre rond. Comme quoi, sa grosse vache de mère peut encore enfanter, il ne connaissait pas son âge, mais de vue, il lui donnait bien la soixantaine, ou quelque chose dans le genre. En tout cas, en neuf mois, il avait prié tous les soirs, ne demandez pas quoi, mais il l'a fait. Neuf mois qui n'ont servi à rien au final, il avait quand même un petit frère. Libération pour les parents. Ils s'occuperaient mieux de leur deuxième gosse. Après tout, faire mieux qu'avec le premier, ça n'allait pas être très compliqué.

« Si tu oses revenir…
- Ouais ouais. Hasta Luego ! »


Cinq ans d’errance, récolter les patates c’était pas ce qui lui donnait envie de se lever le matin, sérieusement, c’était pourrie. Les ongles tellement courts qu’ils saignent à chaque fois qu’il creuse la terre avec les doigts, les maux de dos continuels, regrettait-il d’être parti de chez lui ? Pas du tout, se faire exclure de chez lui était sans doute la meilleure chose qui avait dû lui arriver dans sa courte vie de gamin de treize ans. Mais bientôt, il n’aurait plus à s’inquiéter de ses ongles ou de ses repas du soir. Il n’avait plus qu’à cacher sa véritable identité, comme il l’avait fait depuis tant d’années, ce serait un jeu d’enfant pour lui. Ses parents s’en foutaient qu’il dévoile sa véritable identité, qu’est-ce qu’il pouvait se passer, après tout, ils étaient riches. Non, c’était une question d’honneur, il ne voulait pas être attaché à eux, il ne voulait pas avoir une étiquette, encore moins celle d’un bon à rien des Darwin.

~

Mais elle le suivait partout, s'en était presque effrayant. Il voulait être le plus loin possible de sa famille, il pensait que la blonde, étant huitième alors que lui était sixième, irait à la brigade spéciale, comme les huit autres. Mais apparemment, elle ne pouvait se séparer de lui, pourtant, cela faisait un an qu'il ne lui avait plus parlé. Un an qu'elle avait essayé mainte fois de lui parler, mainte fois qu'il ne lui avait pas répondue.

Et maintenant, elle se retrouvait, en sang, par terre, une vision d'horreur. Il reconnaissait son corps élancé entre tous, ses pieds trop petits pour sa grande taille, son grain de beauté sur la main gauche, l'ongle qu'elle s'était cassée la semaine dernière, il restait une petite trace de sang sous celui-ci. Pleure, cri, désespoir, regret. Pourquoi l'avait-elle suivie ?! Pourquoi avait-il arrêté de lui parler ?! S'il ne l'avait pas fait, jamais elle ne l'aurait suivi au bataillon d'exploration. Elle serait restée avec les huit autres, elle serait en sécurité, elle ne serait pas morte.
Souffrance.
Regret.
Tristesse.

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