Ses paupières étaient closes. Son visage, endormi, semblait aussi innocent et ignorant que celui d'un nouveau-né découvrant pour la première fois le vaste monde.
... Que se passe-t-il ?...Son esprit, quant à lui, était loin, bien loin de tout ce qui se passait autour d'elle, flottant dans un océan de ténèbres insondable. Elle ne savait pas ce qu'il lui était arrivé. Elle ne savait pas ce qu'il lui arrivait. Ni même depuis combien de temps elle était là.
Elle dormait, tout simplement. C'était un repos sans rêve, ni cauchemar. Un repos inconscient.
... Où suis-je ?...Tout était calme autour d'elle. Il n'y avait aucune émotion. Pas de joie, pas de rage, pas de tristesse.
... Qui suis-je ?...Mais, dans ce monde qui semblait sans forme ni couleur, la jeune fille ressentait tout de même quelque chose. Quelque chose d'étrange. Une source inconnue, palpitant faiblement au cœur de ces ténèbres anesthésiantes, provoquant de frêles ondes qui se répandaient le long de leur surface lisse, avant de l’atteindre. Elle les sentait lui picoter le bout de ses doigts fins, telles de petites décharges électriques, avant de s’infiltrer dans sa main, suivre le long de son bras et gagner ses épaules, courir sur la peau tendre de sa nuque, puis finir leur course sur son visage endormi, taquiner ses paupières closes. Comme si, d’une façon ou d’une autre, elles cherchaient à la réveiller.
Au fond d'elle-même, cette source semblait sonner comme une alerte.
... Dites-moi...Peu à peu, elle revint à elle-même, ouvrant lentement les yeux...
... Je veux savoir...... Pour finir par les écarquiller d'horreur.
... pourquoi je suis en vie...Elle était allongée sur une surface poisseuse et molle, la tête incliné vers le sol. Un sol rouge. Rouge de sang. Avec des corps. En morceaux. Rouges eux aussi. Des têtes, des bras, des jambes, des demi-corps ensanglantés. Des petits corps.
Des corps d'enfants...
Cette vision d'horreur, la petite fille la sentit absorbée par son esprit, gravée dans son âme à l'encre rouge sang, aussi rouge que le liquide immonde qui maculait le sol. Elle la sentit oppresser sa poitrine, déchirer son cœur, souiller son regard inondé par des larmes naissantes.
La peur, l'effroi, l'horreur se mêlaient à l'incompréhension. Que faisaient ces corps ici ? Pourquoi étaient-il là ? Et surtout... Que faisait-elle avec eux ?...
Détournant le regard par dégoût et peur, la jeune fille remarqua qu'elle était allongée sur une paume. Une main énorme. Avec de gigantesques doigts. Des doigts qui venaient de se refermer sur son corps.
Alors, toute tremblante, elle laissa son pauvre regard, inondé de larmes, remonter le long du bras. Un bras de géant... Des épaules larges... Un cou disgracieux... Un sourire effrayant et ensanglanté... Un regard qui inspirait la terreur...
Un monstre...
Cette fois, les émotions prirent le dessus.
La petite fille se mit à hurler. Un long hurlement qui ne semblait vouloir cesser. Elle hurlait son effroi, sa peur, sa peine, son incompréhension. Elle hurlait, encore et encore. Pas pour appeler à l'aide, ni pour avoir une quelconque chance de survivre. Non. Elle hurlait seulement pour libérer ses émotions, se défaire de ce poids qui l'oppressait depuis qu'elle avait ouvert les yeux.
Le monstre, quant à lui, ne semblait pas porter la moindre attention aux cris de la pauvre petite âme qu'il tenait fermement dans sa main. Lentement, il ouvrit la bouche, et en rapprocha le fragile petit être qui continuait de hurler.
... Pourquoi...La petit fille comprit. Il allait la manger. Elle allait mourir.
Sa voix craqua, ses yeux se fermèrent, sa mâchoire se crispa.
Tout était fini...
... j'existe...Elle ne vit rien de ce qui se passa par la suite. Elle sentit juste la main géante cesser de bouger, puis la lâcher. Elle se sentit tomber dans le vide, juste avant qu'un bras ne la rattrape. Un bras humain. Un bras d'adulte. Du monstre, elle n'entendit que le bruit sourd qu'il fit en s'affaissant lourdement sur le sol.
« - Ça va, petite ? Tu n'as rien ? » dit une voix masculine, probablement celle de l'homme qui la tenait contre lui.
Hélas, la seule chose que pût répondre la petite fille avant de sombrer fut le seul mot résonnant dans sa tête.
« - ... Pourquoi ?... »~
« - ... Je m'appelle Cécilia Sarivan, et j'ai dix ans... Je suis née le premier jour d'hiver, et j'ai failli être mangée par un titan... Mais j'ai été sauvée par des soldats du bataillon d'exploration... Ah, et on dit que j'ai une maladie de la tête appelée hypersensibilité... »Un mois après la catastrophe à laquelle elle avait assistée, la jeune Cécilia n'arrivait pas à se souvenir d'autre chose. Impossible pour elle de se souvenir de quoi que ce soit d'autre datant d'avant ce fameux jour. Elle était victime d'une amnésie persistante.
Cependant, son nom avait suffit pour pouvoir l'identifier.
"Cécilia Sarivan, dix ans, née le 21 décembre 833, prise en charge deux fois par un hôpital psychiatrique à cause de crises de nerfs importantes dues à une hypersensibilité maladive. Elle était accompagnée par sa mère aux deux prises en charge. Il est cependant impossible de la retrouver, car aucune adresse n'est indiquée sur les formulaires remplis."
C'était tout ce qu'elle avait pu lire en regardant discrètement le dossier du médecin à l'envers. Hélas, cela ne suffit pas pour l'aider à retrouver la mémoire. Mais cela l'avait intrigué. Hypersensible maladive ? Cela voulait dire... Qu'elle était comme les gens très sensible, mais en très fort ?
« - Mais, monsieur... Est-ce que je peux être soignée ?... »Le médecin avait hésité avant de répondre. Elle l'avait remarqué.
« - Malheureusement non, jeune demoiselle... avait-il fini par dire.
Cependant, nous pouvons t'apprendre à te libérer de tes ressentis pour pouvoir te contrôler toute seule.- Toute seule ? Sans piqûres ?- Sans piqûres. »La jeune fille se mit à pleurer de joie, et promit de faire de son mieux.
Mais, vu sa réaction, cela risquait d'être long...
C'est ainsi que Cécilia passa ses premiers mois dans cet hôpital, apprenant différentes manières pour contrôler ses émotions.
La plupart des méthodes se traduisirent par un lamentable échec. L'hypersensibilité de la petite fille était trop forte pour qu'elles puissent fonctionner. Pendant un moment, les médecins pensaient même devoir abandonner.
Mais, contre toute attente, une méthode fonctionna.
L'expression des émotions par l'art.
En 845, plus d'un an après ce fameux jour à jamais gravée dans sa mémoire, Cécilia entendit parler d'une attaque de titans particuliers. Un titan colossal et un titan cuirassé.
Ce jour-là, Cécilia demanda à ce qu'on la laisse seule. Elle prit du charbon de bois avec elle et s'enferma dans sa chambre. Les infirmières ne purent l'en empêcher. Cependant, elles passèrent souvent près de sa porte, vérifiant en tendant l'oreille qu'elle ne faisait pas une nouvelle crise de nerfs.
Au bout de deux heures, la jeune fille rouvrit tranquillement la porte, laissant les infirmières rentrer dans la chambre et découvrir avec surprise... que les murs étaient gribouillés de toute part.
Avant même que les infirmières n'aient eu le temps de poser la moindre question, Cécilia leur répondit calmement :
« - Je me sentais un petit peu mal par rapport à cette histoire de titans. Mais maintenant que j'ai dessiné, je vais beaucoup mieux. Je ne me suis jamais sentie aussi légère. »Et elle se mit à rire. Un petit rire frais et mignon, qui collait merveilleusement bien avec son visage enfantin. Un rire que tout le monde entendait pour la première fois.
Un rire qui était l'exact opposé de tous les dessins sur les murs qui l'entouraient.
L'exact opposé de toute la peur qu'elle avait exprimé avec quatre grands supports vierges et un peu de charbon de bois.
Ce fut la première amélioration visible par les médecins.
Le jour suivant, il fut décidé que la jeune Cécilia Sarivan disposerait de tout le nécessaire dont elle avait besoin pour dessiner. On essaya également de lui apprendre à jouer de plusieurs instruments de musique, y comprit sa voix, et à danser.
Pendant cette deuxième année, son temps fut donc consacré à ces trois formes d'art, qu'elle utilisait pour exprimer ses émotions et ainsi s'en libérer facilement.
En plus de pouvoir se contrôler, Cécilia pût aussi développer de nouvelles compétences. Elle développa un vrai talent pour les différentes techniques de dessin, arriva à acquérir une dextérité incroyable en jouant du piano, du violon, de la harpe et de la guitare, ainsi qu'une agilité, une souplesse, une grâce, un équilibre et une rapidité incroyable pour quelqu'un de son âge.
Tous les jours, de l'aube au crépuscule, elle s'entraînait, encore et encore.
Parce qu'elle savait que cela l'aidait.
Parce qu'elle savait que cela lui faisait du bien.
Plus de deux ans étaient passés depuis la catastrophe qui avait touché la jeune Sarivan, et un an depuis la prise du mur Maria par les titans. Cécilia avait désormais douze ans.
Cette année était importante pour elle. Non seulement parce qu'elle était considérée comme "apte à vivre normalement en société", mais aussi parce qu'elle avait pris une grande décision.
Elle allait devenir soldat, et rejoindre le bataillon d'exploration.
Tous avaient été surpris par son choix. On lui disait qu'elle était folle, qu'elle savait pourtant de quoi les titans étaient capable, que c'était du suicide d'aller les combattre alors qu'elle avait déjà failli mourir.
Mais sa réponse fut toujours la même.
« - Vous m'avez toujours dit qu'il faut combattre le mal à sa source, non ? C'est ce que je vais faire. Je suis inutile entre ces grands murs, alors si je peux aider l'humanité en combattant sur le territoire des titans, je le ferai. Et puis, peut-être qu'en me retrouvant face à eux, je me rappellerai ce qu'il m'est arrivé. »Cécilia rejoignit donc les jeunes recrues. Les tests furent difficiles, mais elle arriva à tous les passer. Bien que les tests de force physique soient passés de justesse, ses compétences développées durant l'année passée lui permirent de maîtriser à merveille l'équipement tridimensionnel et de manier les armes mieux que quiconque. Le travail d'équipe ne fut pas non plus un problème, car elle se savait peu stratégique et se laissait donc dirigée par les personnes plus compétentes dans ce domaine.
Contre toute attente, la jeune fille arriva même à se faire des amis. Un ami, plus particulièrement, qui aimait beaucoup la musique et qui la regardait souvent dessiner. Il se nommait Joshua, avait un an de plus qu'elle, et souhaitait lui aussi rejoindre le bataillon d'exploration. Les deux adolescents étaient tout le temps ensemble, et n'hésitaient pas à s'entraider pour améliorer leurs compétences. Ils étaient aussi complices qu'un frère et une sœur. Elle l'appelait Jojo, il l'appelait Frisouille. Et ils s'amusaient énormément ensemble. Jamais la jeune Sarivan n'avait autant aimé quelqu'un.
Ainsi passèrent les trois années d'entraînement des jeunes recrues. Cécilia avait maintenant 15 ans.
Le test final fut passé avec succès par les deux amis, qui finirent parmi les dix premiers du classement. Ils pouvaient entrer dans les brigades spéciales. Ils ne le firent pas. Leur choix était toujours le même.
Ils intégrèrent donc le bataillon d'exploration, et s'adaptèrent rapidement à leur nouveau quotidien.
Étant sûre de pouvoir contrôler ses émotions, et ne voulant pas être vue comme étant différente, Cécilia demanda aux supérieurs de taire son problème à tous ses autres collègues. Ils comprirent son choix, et acceptèrent.
Quelques semaines plus tard, tous les soldats, y compris les deux amis, participèrent à leur première expédition.
Quelle joie ce fut pour eux de voir la porte s'ouvrir devant eux, de sentir la cape ornée des ailes de la liberté sur leur dos, et d'entendre l'ordre d'avancer. Et leur joie fut bien plus immense lorsqu'ils quittèrent le mur Rose pour voir devant eux le vaste territoire de Maria. Le vaste territoire qu'ils devaient reconquérir.
La liberté semblait leur tendre les bras.
Hélas, Cécilia et Joshua en avaient oublié les risques...
Trois titans nommés "déviants" attaquèrent le groupe des deux amis. Les deux premiers furent simples à tuer. Cécilia en tua gracieusement un premier, Joshua un second. Mais le troisième, le plus gros, semblait plus rapide et plus "intelligent". Et les deux amis eurent beau combiner leurs forces, ils furent rapidement les deux seuls survivants du groupe.
Et, alors que la jeune Sarivan tenta d'atteindre le cou du titan, ce dernier arriva à l'attraper en plein vol, la serrant dans sa poigne.
Cécilia, face à cette situation, ce rappela de ce fameux jour.
La forte poigne...
Le corps gigantesque...
Le sourire effrayant et maculé de sang frais, dont elle se rapprochait...
La jeune adolescente porta sa main libre à son front. Son crâne bourdonnait. Les mêmes images passaient en boucle, inlassablement, lui provoquant une migraine atroce.
Affaiblie, épuisée, la jeune fille ne sut contenir toute sa peine. Ses larmes commencèrent à couler, doucement, inondant son visage anormalement pâle.
« - À l'aide... »Soudainement, quelque chose s'interposa entre elle et la gueule ouverte du titan.
« - ... Jojo... »Il réussit à couper deux doigts du géant, libérant l'équipement et le second bras de l'adolescente, mais se fit attraper au niveau du bassin par les deux rangées de dents ensanglantées.
Cécilia, paniquée, tendit la main à son ami, espérant le sortir de là.
Mais il était trop tard...
En larmes, Joshua adressa ses derniers mots à la jeune fille.
« - ... Prend soin de tes bouclettes... Frisouille... »La jeune Sarivan ouvrit la bouche, les larmes aux yeux. Elle pensa hurler le nom de son ami. Mais elle ne s'entendit pas. Tout comme elle ne vit pas vraiment Joshua se faire couper en deux par l'effrayante bouche. Du moins, elle ne vit pas que cela.
Elle vit aussi une autre scène. Très semblable.
Des enfants alignés en haut du mur, près d'elle...
Des hommes en noir qui les empêchaient de s'enfuir...
Un titan en bas du mur, attiré par leur présence...
Les enfants jetés un à un dans le vide...
Elle, qui tendait la main vers eux, espérant avoir une chance de les rattraper...
Les cris étouffés par les bandeaux attachés autour des bouches tremblantes...
Et les giclées de sang...
Semblables à celle qui venait de lui fouetter le visage. Qui venait de son propre ami. Et qui maculait désormais sa peau blanche et inondée de larmes.
Alors, elle ne pût se contrôler.
Son visage se crispa. Son regard changea.
Ces nouvelles images, ces nouveaux souvenirs qui se mêlaient à l'ouragan qui tourbillonnait dans sa tête...
C'était trop pour elle.
Pris d'une rage sans fin, la jeune femme poussa un hurlement sauvage, avant de trancher le reste de doigts encore intacts du titan. Puis, une fois entièrement libérée, elle se mit à l'attaquer de toute part à une vitesse fulgurante.
Pendant de longues secondes, elle s'acharna sur le monstre, tranchant sa peau, coupant ses membres, n'hésitant pas à repasser plusieurs fois au même endroit, exprimant ainsi toute la rage incontrôlable dont elle était maintenant composée.
Et même après lui avoir donné le coup de grâce, elle continua de s'acharner sur lui, transformant chaque partie du titan n'ayant pas encore disparu en bouillie infâme.
Et elle continua, encore et encore, sans se soucier du reste. Sans se soucier du regard empli d'inquiétude des soldats venus voir l'étendu des dégâts. Sans se soucier de ses supérieurs qui lui criaient d'arrêter.
Jusqu'à-ce qu'un coup dans la nuque vienne l'immobiliser.
Une nouvelle fois, elle s'effondra, en larmes, n'ayant le temps de dire qu'un simple mot avant de sombrer. Le même qu'il y a presque cinq ans.
« - ... Pourquoi ?... »Ce jour-là, la jeune Sarivan faillit se faire renvoyer.
Une fois les survivants rentrés, la jeune adolescente, sans plus de cérémonie, alla s'enfermer dans sa chambre. Elle y passa deux jours entiers, sans boire, ni manger, ni même dormir. Elle dessina sur des dizaines de feuilles, espérant que tout ce qu'elle ressentait n'était qu'une simple émotion, et que tout disparaîtrait une fois qu'elle aurait fini de noircir ces feuilles.
Sauf que ce n'était pas une émotion.
C'était un fait.
Et, pour toujours, cela resterait un souvenir.
Au bout de ces deux jours, elle fut retrouvée évanouie sur le sol, entourée de dizaines de dessins dont le ressenti aurait pu toucher un cœur de pierre.
On réussit à la remettre sur pied. Mais désormais, tout le monde savait qu'elle n'était pas "normale".
Il lui fallut du temps pour estomper la "rumeur" courant sur elle et regagner la confiance des autres...
Aujourd'hui, presque deux ans sont passés depuis ce second désastre. Cécilia aura bientôt 17 ans.
Durant ces deux années, la jeune fille a bien grandi. Elle est désormais une jeune femme mature, et un excellent soldat. Elle a prit pleinement conscience de la gravité de son cas, et s'est promis de faire en sorte ne plus jamais sortir de ses gonds comme elle l'a fait ce jour-là. Elle devait se contrôler.
Car elle a un but.
L'humanité a tout un monde à reconquérir.
Elle, elle a tout un passé à retrouver...